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HAÏM KORSIA : « Un seul impératif, faire barrage aux extrêmes »

Haïm Korsia est l’une des personnalités marquantes du judaïsme français. Élu grand rabbin de France il y a trois ans et demi – il avait alors seulement 50 ans -, cet ancien aumônier général des armées et de l’École polytechnique, qui fut également membre du Comité national consultatif d’éthique, intervient régulièrement dans les débats de société où il porte avec conviction et précision la voix des 500000 Juifs français. Il réagit ici sur la tournure actuelle de la campagne présidentielle. Ce mercredi a lieu le dîner annuel du Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France), où sont attendus les principaux candidats à la présidentielle.

LE FIGARO. – Que vous inspire la montée dans les sondages de Marine Le Pen ?

Haïm KORSIA. – La France s’est construite dans l’Histoire comme une terre d’asile et d’accueil. J’ai longtemps été aumônier militaire. Je peux vous dire que les étrangers qui servent dans la Légion étran- gère sont devenus et deviennent français par le sang versé. L’engagement, le sens du devoir et l’ambition de partager une communauté de destin : là réside notre identité. La France porte des valeurs humanistes universelles, comme l’ouverture, la tolérance et la bienveillance. Mais aujourd’hui, cet héritage de valeurs n’est pas porté de la même façon par tous les partis politiques. La France est et doit rester une vocation partagée. Celles et ceux qui ne la comprennent pas ne peuvent pas la représenter.

Un groupe, la Confédération des Juifs de France et des amis d’Israël, a récemment organisé une rencontre avec des personnalités du Front national : les lignes bougent-elles ?

Peut-être faut-il rappeler quelles sont les instances représentatives du judaïsme en France : le Consis- toire – créé par Napoléon et qui a 210 ans d’existence -, le Crif, le FSJU, l’OSE et tant d’autres. Or, aucune d’entre elles n’a changé de ligne. Et je veux redire à quel point la devise du Consistoire – « Re- ligion et patrie » – nous oblige. À ce titre, et en tant que grand rabbin de France, j’insiste régulière- ment sur l’importance de la lecture de la prière pour la République tous les samedis et jours de fête dans les synagogues. Oui, les Juifs français portent fièrement leur citoyenneté française et leur appartenance à la nation.

Donnez-vous des consignes de vote ?

Chacun se définit librement, mais je voudrais rappeler qu’exercer son droit de vote est aussi un devoir civique ; qu’il permet à chaque citoyen d’avoir une voix au débat sur la société que l’on veut construire. Aussi la seule consigne est… de se rendre aux urnes, avec le seul impératif de faire barrage aux extrêmes, qui sont toujours dangereux pour la voie de la sagesse, celle de l’équilibre. J’insiste sur l’obligation morale de voter et de le faire, en conscience, de manière constructive. Car dès lors qu’un modèle prône le rejet, il exclut de facto la vocation de la France. Le désengagement, l’amertume et la colère n’ont jamais permis d’avancer.

En revanche, le mouvement, l’imagination et le rêve permettent de regarder vers l’avenir. Et le judaïsme a toujours été porteur de ce rêve. Proposer un rêve, une espérance collective, n’est-ce pas là le cœur même de la politique ?

En l’occurrence, beaucoup votent Front national non par idéologie mais par désarroi…

Je mesure la souffrance que vivent un trop grand nombre de nos concitoyens. Ils ont des difficultés à se loger, à trouver un travail ou à vivre décemment. D’autres craignent pour leur sécurité. La solution est de produire ensemble. Il faut créer de nouvelles solidarités, mieux répartir le fruit du travail. Et commencer par réenchanter l’idée du travail! Car dans la Bible, le travail est une bénédiction. Le travail des hommes n’est pas une malédiction, interprétation erronée qui résonne dans le tréfonds de notre conscience, avec ce faux idéal de posséder des biens sans travailler… Dans le judaïsme, le travail est appréhendé comme un accomplissement et le moyen de ne pas dépendre des autres, si ce n’est de Dieu, lorsqu’on y croit ! L’en- jeu n’est donc pas de distribuer de l’argent pour pouvoir consommer, mais bien de proposer une activité productive qui confère une dignité. Ainsi, le revenu minimum ne remplacera jamais l’enjeu du travail.

Le malaise actuel français touche aussi l’identité du pays, les relations sociales…

Nous sommes dans une société de grande défiance. Chacun devient un danger pour l’autre, chacun vit l’autre comme un risque pour lui-même. La question aujourd’hui est d’être capable d’élever le débat… Or, les religions ont la spécificité d’appeler à la transcendance, au dépassement de soi. Et le politique devrait pouvoir s’en inspirer. Prenons un exemple biblique : quand les Hébreux, pressés par les armées de Pharaon, arrivent devant la mer Rouge, elle leur paraît infranchissable. La communauté est alors divisée. Un premier groupe estime que la seule issue est le suicide; le deuxième propose de retourner en Égypte, car le monde d’avant vaut mieux que la mort; le troisième pense que s’il faut mourir, autant y aller les armes à la main ; le dernier veut prier et attendre. Moïse dit alors «N’ayez pas peur » (Ex. XIV, 13), avant de leur demander d’aller de l’avant. C’est lorsque tout semble se liguer contre nous qu’il faut une parole d’ouverture, d’apaisement, de confiance retrouvée en notre destin. Or, le politique a notamment cette vocation de parler; il est donc en cela prophétique. Dieu dit en substance à Moïse : «Parle, parle aux enfants d’Israël, parle, pour qu’ils avancent et s’élèvent.» Les parties prenantes sortent alors des contingences qui provoquent colères, rancunes et sentiment d’impuissance. En France, la parole publique est banalisée alors qu’elle a une importance capitale. Ce sont les mots et les idées qui élèvent et rassemblent, pas les mesures techniques !

Le climat délétère de cette campagne – dénonciations en tout genre, chasse à l’homme politique, tension dans les banlieues – est loin d’une telle élévation…

Ne nous leurrons pas. Toutes les élections présidentielles ont donné lieu à des inquiétudes… L’histoire se répète. Le stratège Clausewitz appelle cela «le brouillard de la guerre». Personne n’a jamais prétendu ne faire que le bien! Le roi Saül a perdu sa couronne, selon le Talmud, parce qu’il était trop parfait et qu’il n’était plus assez humain… Il nous faut donc agir avec modestie. Certaines actions peuvent sembler inacceptables ou être mal perçues, mais la question est de savoir comment on s’engage ensuite pour se transformer soi-même. Ce qui revient à transformer la société. La seule façon d’avancer n’est pas d’éliminer, mais d’additionner des forces, de conjuguer nos expériences. Je voudrais, pour finir, vous raconter une histoire juive. Dans un bateau, un individu fait un trou sous son siège, les autres passagers lui demandent d’arrêter. Il leur répond : «C’est mon siège, je fais ce que je veux.» Eh bien non! Nous sommes interdépendants. L’avenir n’est pas à la défense des intérêts individuels et particuliers. Notre bien est commun. ■