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RACHI et les Tossafistes champenois par le Général HUBLOT (C.R.)

LE CADRE DE VIEDES JUIFS EN CHAMPAGNE AUX XP ET XIP SIECLES

Rien ni dans ma formation ni dans mon existence professionnelle ne me qualifie pour parler de Rachi et des Tossaf istes, rien si ce n’est peut-être le fait d’être moi-même Champenois, car il s’agit de gens qui ont vécu et travaillé dans mon pays en Champagne, en des temps lointains où mes lointains aïeux vivaient et travaillaient également en Champagne.

Le seul intérêt que vous pouvez tirer de cette étude est de recueillir le témoignage personnel d’un homme étranger, certes, aux préoccupations intellectuelles et morales de Rachi et des Tossafistes, mais très conscient de l’honneur que doit tirer sa petite patrie d’avoir été la leur à un moment de son histoire.

J’évoquerai le cadre de vie de ces personnages qui ont honoré jadis mon pays par leur piété et leur science. La considération historique des conditions de vie qui furent les leurs peut, me semble-t-il, mener chacun de nous à des réflexions qui sont toujours d’actualité.

Aspect géographique :

Si, allant de Paris à Nancy ou Strasbourg, vous traversez d’ouest en est les monotones étendues de la Champagne sèche, vous pouvez remarquer, entre Sézanne et Vitry-le-François, un écriteau qui vous avertit qu’à 30 kilomètres au sud se trouve le village de Ramerupt.

Quand on va de Belgique à la Méditerranée en traversant la plaine champenoise du nord au sud, on voit entre Chalons et Troyes le poteau « RAMERUPT, 13 kilomètres ». Ramerupt se trouve être mon village sinon natal du moins familial ; petit village inconnu, un des plus petits chefs-lieux de canton de France, plus petit aujourd’hui avec ses 300 habitants qu’il l’était au Moyen Age : il n’y a absolument rien qui puisse retenir l’attention du voyageur, à moins que celui-ci ne soit un homme particulièrement cultivé pour lequel le nom de Ramerupt évoque un souvenir historique, celui d’une école où enseigna au XIIe siècle le célèbre Rabbenou TAM et d’autres descendants et disciples du fameux RACHI.

C’est ce qui arriva il y a quelques années à un industriel hollandais passant devant l’écriteau « Ramerupt, 13 kilomètres ». Piqué par la curiosité, il fit le détour qui l’amena dans mon village, où il chercha vainement où avait pu se trouver une synagogue parmi les maisons rurales qui ont survécu difficilement à tant de guerres et d’invasions. Il s’en enquit auprès de mon ami, le curé du village, et celui-ci m’a dit qu’à sa grande confusion, il avait dû avouer qu’il ignorait tout d’une histoire aussi respectable mais bien lointaine et totalement oubliée localement.

Ces Juifs, sortis aujourd’hui de la mémoire populaire, étaient-ils insérés dans la population ou vivaient-ils en marge d’elle, dans un repliement soit volontaire, soit imposé et dans l’ignorance mutuelle des uns et pour les autres ? Je pense qu’il faut essayer de répondre à ces questions pour contribuer à situer correctement l’œuvre de Rachi et des Tossafistes dans son contexte historique.
Aspect historique : Reportons-nous donc aux XIe et XIIe siècles qui ont constitué du point de vue historique le cadre de vie de Rachi et de nos Tossafistes. A cette époque, Troyes en Champagne, ville natale de Rachi, était la capitale des Comtes de Champagne.

• LES JUIFS EN CHAMPAGNE aux xr et xir SIECLES

Les historiens nous enseignent que ces comtes ont été localement d’habiles administrateurs, tout en étant de braves chevaliers attirés par les expéditions lointaines et plusieurs d’entre eux furent amis des lettres. Dans l’ensemble, ils surent assurer dans leurs possessions une paix et un ordre relatifs dans cette période troublée dont nous mesurons difficilement la violence ; de celle-ci je donnerai un seul exemple : en 1143, le roi Louis Vil, qui fut marié en troisième noces à une princesse Alix de Champagne, s’empara de la ville de Vitry ; la ville brûla et, dans l’incendie, furent brûlés 1 300 personnes réfugiées dans une Eglise…
Quoi qu’il en soit, les comtes veillèrent à faire de la Champagne, carrefour de routes faciles et relativement sûres, une grande place de commerce à mi-chemin entre les pays rhénans et ceux de la Seine et de la Loire et surtout bien placée entre les deux grands foyers économiques de l’Europe médiévale qu’étaient la Flandre et l’Italie.

C’était un système économique original, à peu près sans équivalent, qui assurait à ces villes une large prospérité due aux échanges de marchandises et aux activités artisanales et bancaires liées à ce commerce. Cette prospérité urbaine contrastait avec la pauvreté générale qui sévissait dans les campagnes en dehors des parcelles défrichées et cultivées par les moines des grands ordres cluniciens et cisterciens.

La prospérité urbaine allait de pair avec l’activité intellectuelle et artistique. Le mouvement intellectuel en Champagne est dominé par les écoles, celle de Reims où enseignèrent des maîtres savants tel Gerbert — qui fut Pape —, celles rangées sous l’autorité du fougueux et savant Saint Bernard, celle également où se réfugia dans la solitude du Paraclet, près de Nogent-sur-Seine, le malheureux et savant Abélard.

Si l’on se reporte aux spécialistes de l’histoire, on ne trouve chez eux que des indications très brèves, quand ce n’est pas un silence complet, sur ce que fut la vie de ces communautés juives champenoises de l’époque. Quant aux spécialistes de l’histoire juive, ils abondent en remarques très précieuses sur la nature des savants travaux faits par Rachi et ses disciples sur les textes sacrés, mais ils ne nous donnent que de rares informations sur ce qu’était la vie des communautés juives.

Je me hasarderai, en suivant les uns et les autres, à donner sur la vie de ces communautés, pour nous aider à bien situer leurs principaux et illustres membres, les brèves indications que voici :

Evaluation de la population juive. Son implantation :

On peut, semble-t-il, évaluer à 30 000 le nombre des Juifs vivant au XIe siècle dans les possessions des Comtes de Champagne, ce qui pourrait faire le tiers de ceux qui habitaient l’ensemble du royaume de France, dont la population totale devait être de quelque dix millions de personnes. Il y avait donc en Champagne une densité de Juifs plus élevée qu’ailleurs, sans que l’on donne à cela une explication satisfaisante. J’ai relevé que les Juifs champenois vivaient dans une cinquantaine de localités des vallées de la Marne, de l’Aube, de la Seine et de l’Yonne, parfois à raison de quelques familles implantées dans un village, mais le plus .souvent formant des quartiers complets de certaines villes, Sens, Reims, Bar-sur-Aube, Chaumont et Troyes, quartiers dont la toponymie a gardé la trace de ce peuplement juif.

Les activités économiques de Juifs :

Quelle part prenaient les Juifs dans la vie économique des villes de la Champagne médiévale ? Incontestablement une part très importante en ce qui concerne l’activité bancaire. Les historiens s’accordent à dire que les Juifs sont alors, avec les Lombards et les Cahorsins, les seuls à pratiquer le commerce de l’argent, que d’ailleurs l’Eglise interdit plus ou moins aux Chrétiens alors que les Juifs estiment – licite le prêt d’argent à non Juifs, commerce qui est indispensable à l’activité économique générale, ce qui lui vaut la protection des Comtes, du moins aux XP et XIIe siècles.

Dans la suite les choses se gâtent ; d’une part, les seigneurs sont tentés de recourir à la force pour se libérer de leurs dettes envers les prêteurs juifs auxquels ils ont emprunté à des taux très élevés les sommes qui leur étaient nécessaires pour s’équiper et armer leurs gens pour les croisades ; d’autre part, le pouvoir administratif et gouvernemental, c’est-à-dire le pouvoir royal, s’inquiète aux XIIP et XIVe siècles de la puissance détenue par ceux qui ont le monopole bancaire, qu’il s’agisse des Juifs ou des Templiers ; c’est ce qui amènera Philippe le Bel à persécuter et à chasser Templiers et Juifs.

Les activités artisanales des Juifs :

Dans les villes champenoises du Moyen Age, il semble que les Juifs y ont travaillé le cuir, la laine, le lin et le chanvre ; certains auteurs en donnent comme preuve la présence dans le vocabulaire utilisé par Rachi de termes empruntés à la technologie de ces métiers. Cela ne me paraît pas être une preuve bien convaincante et je me demande dans quelle mesure le caractère religieux très formaliste des corporations qui groupaient obligatoirement tous ceux qui exerçaient un même métier n’arrivait pas à gêner l’activité artisanale des Juifs. Cela me paraît à peu près sûr au XIIIe siècle mais moins dans les époques précédant ce siècle.

Leurs activités agricoles :

Quant aux activités agricoles, il est non moins certain que les Juifs cultivaient des jardins et des vignes, et, là encore, on affirme que cela résulte de l’abondance des termes horticoles et vinicoles dans le vocabulaire de Rachi. Je me demande, là encore, dans quelle mesure la propriété foncière pouvait être reconnue aux Juifs dans cette société médiévale proche du théocratisme.

Les rapports Non Juifs-Juifs :

C’est d’ailleurs également ce caractère propre à la société médiévale qui empêchait les Juifs de s’y voir reconnaître ce que nous appellerions aujourd’hui des droits civiques ; les rapports humains s’organisaient sur le fondement de la relation de vassal à suzerain qui s’exprimait sous la forme d’un serment prêté sur l’Evangile, ce qui excluait les Juifs.

En matière de vie intellectuelle et accessoirement de vie artistique, il est tout à fait frappant de constater l’absence totale de communication entre Chrétiens et Juifs habitant une même région et parlant un même dialecte français. Sauf erreur de ma part, Rachi et ses successeurs ne s’intéressaient pas — qu’ils l’aient voulu ou non — à l’œuvre philosophique, scientifique et littéraire que les intellectuels chrétiens, leurs contemporains, puisaient dans l’héritage grec et latin. De leur côté, Gerbert, Bernard, Abelard et cet autre Champenois qui fut le créateur de la Sorbonne,-Robert de Sorbon, ignoraient le trésor religieux, philosophique et littéraire conservé, entretenu et amplifié par les intellectuels juifs, leurs contemporains, habitants de la même province. Ce n’est que deux siècles après Rachi que des écrivains chrétiens firent recours à son œuvre. Plus encore en matière de vie intellectuelle que de vie courante, c’est un système en vases clos.

Tout au contraire, au sein du monde juif, il existait une remarquable solidarité entre tous les Juifs habitant les pays du nord de la Loire qui vont de la Manche au Rhin, quelles qu’aient pu être les particularités linguistiques et le tracé des frontières politiques.

RACHI ET SON ECOLE

Je viens de retracer ce qui me semble avoir été le cadre de vie qu’a connu Rachi, de sa naissance à Troyes en 1040 à sa mort dans la même ville en 1105. M’attachant uniquement à la recherche du cadre de vie et des influences qui ont pu s’exercer sur ce personnage historique, je voudrais faire deux remarques.

La première remarque porte sur la liaison entre le maître troyen et ses coreligionnaires d’Europe occidentale ; cela est conforme à ce que j’ai dit de la solidarité existant entre les membres du monde achkenazi. Je constate que ce Champenois a fait ce que nous pourrions appeler ses études universitaires et religieuses en Rhénanie, à Worms puis à Mayence. Je note que dans les deux centres il a reçu l’enseignement de maîtres qualifiés, les grands savants de Lorraine, eu, si vous préférez, de Lotharingie, maîtres qui étaient les héritiers intellectuels de l’illustre Guerchon, dit « la lumière de l’exil », guide de l’importante et très ancienne communauté juive de Metz. Je souligne enfin le fait que Rachi, revenu à 25 ans dans sa ville natale, garda un contact suivi avec ces communautés rhénanes qui furent durement éprouvées peu avant sa mort.

Ma deuxième remarque porte sur la parenté entre le maître troyen et ses compatriotes champenois. Cela ne se manifeste pas seulement par l’utilisation des mêmes mots dialectais, lco b 000 de vieux français soigneusement et très précieusement relevés dans l’œuvre de Rachi par l’érudit Darmesteter. Cela se manifeste également dans certains tours de pensée et de son expression. Je note, dans cet ordre d’idées, que l’importance très grande donnée par Rachi à la règle est sans doute une ^caractéristique de la pensée judaïque mais que le même attachement formaliste à la règle se retrouve chez les théologiens chrétiens médiévaux. J’observe que la confiance quasi exclusive donnée par Rachi et les Tossafistes aux sources est la même que celle dont font preuve les Scholastiques qui placent la recherche de la source, son analyse et le respect de l’autorité au début de tout raisonnement. Enfin, je voudrais dire que la concision et la précision du style, dont on m’assure qu’ils sont extrêmes chez Rachi, ont été avidement recherchés par les écrivains champenois, Villehar-douin, La Fontaine et Diderot, sans d’ailleurs pour ma part que je crois possible à partir de ces remarques d’établir des parallèles trop rigides.

Mais cette solidarité entre Juifs français et rhénans et cette parenté intellectuelle entre Juifs et Chrétiens contemporains ou compatriotes me semblaient devoir être mentionnées.

LES TOSSAFISTES

Qu’en fut-il de ce cadre de vie du temps de Rachi pour ses savants disciples, ceux qui ont ajouté des compléments à son œuvre, c’est-à-dire pour les Tossafistes ?

Il me semble qu’ils ont vu ce cadre de vie devenir de plus en plus difficile. J’ai dit que la structure quasi théocratique de la société féodale y rendait précaire la situation de l’infime minorité non chrétienne. De cette précarité on est passé du fait des événements et du fait des hommes — ou plutôt de la mauvaise manière dont les hommes ont réagi aux événements — on est passé à un isolement plus accentué, à une séparation plus marquée, à une hostilité plus manifeste et finalement à un rejet.

J’en chercherai la preuve dans ce qui se passa dans mon propre village de Ramerupt. Une des filles de Rachi, nommée Yohebed, y fut l’épouse du Rabbi Meïr de Ramerupt, bon talmudiste élève de Rachi. Leurs trois fils furent les savants tossafistes Juda, Samuel dit le Rachbam et Jacob, connu sous le nom de Rabbin Tam. Le Rabbin Tam dirigea à Ramerupt une yeshiva qui fut la plus prestigieuse de son époque. D’ailleurs, l’autorité morale et intellectuelle du Rabbin Tam dépassait très largement le cadre champenois ; de même qu’il attirait à Ramerupt des étudiants venus de tout le monde juif achkenazim, il en convoquait les représentants à Troyes pour y constituer ces réunions appelées Synodes. Or, en 1147, des hommes partant à la seconde croisade vinrent dans la synagogue de Ramerupt arracher et déchirer les rouleaux de la Loi et blessèrent au visage le Rabbin Tam, qu’ils savaient être « un grand homme d’Israël », pour venger le crucifié sur la personne de celui qu’ils appelaient un déicide. Geste brutal de soudards, comme on peut en déplorer toutes les fois que des guerriers se livrent à leurs bas instincts. Mais geste cependant très significatif d’un certain état d’esprit qui devait être assez répandu pour que l’on voit Saint Bernard, l’infatigable prédicateur des croisades, estimer de son devoir de rappeler vigoureusement aux Chrétiens ce que devait être leur comportement ; je le cite : il ne faut pas persécuter les Juifs, dit ce prédicateur, Il ne faut pas les égorger — on n’avait pas peur au Moyen Age des mots atroces, ni sans doute des faits atroces eux-mêmes — il ne faut pas chasser les Juifs. Voilà ce que prêchait Saint Bernard.

Pourquoi de telles recommandations étaient-elles devenues nécessaires ? A cause de l’émotion suscitée dans la chrétienté occidentale par les croisades. Dans la logique médiévale, si l’on doit aller se battre pour récupérer le tombeau du Christ fermé par les infidèles aux pèlerins, il est juste, avant de le faire, de régler leur compte à ceux que les cerveaux médiévaux tiennent pour responsables de la mort du Christ. D’ailleurs, ce n’est que leur faire payer, avant la vie éternelle, le prix de ce qu’on appelle leur aveuglement et leur incrédulité. Je crains bien que telle ait été la manière bien peu chrétienne dont pouvaient abominablement mal raisonner mes très lointains ancêtres Champenois à propos de leurs compatriotes Juifs.

De là cette déplorable dégradation de la condition juive. Au XIIe siècle, malgré le dramatique incident que je viens de rappeler, brille d’un vif éclat Técole de Ramerupt. et. après elle, à 8 kilomètres de là. l’école de Dampierrr où enseigne le Ri de Dampierre, arrière-petit-fils de Rachi. Au XIII1 siècle, ce-activités s’estompent. Les Juifs sont confinés dans leurs quartiers et astreints au port de la rouelle ; les manuscrits juifs sont brûlés à Paris en 1242. les biens juifs sont confisqués en Champagne en 1268 ; treize Juifs montent sur le bûcher à Troyes en 1288 ; c’est enfin l’expulsion, d’abord en 1306, puis reconduite en 1394, avec toutes ses conséquences pour l’histoire des Juifs et pour notre histoire nationale.

Je voudrais clore cette étude par un souvenir personnel, puisqu’aussi bien, le seul intérêt que vous pouvez d’aventure y trouver est d’enregistrer le témoignage d’un Champenois contemporain.

Je suis passé avec mes enfants à Worms et nous nous sommes réjouis de voir qu’une  » chapelle  » ou une  » chaire Rachi » y perpétuait le souvenir d’un homme dont la science et la piété ont grandement honoré notre petite patrie. Mais aussi nous avons été frappés, comme tous les visiteurs de la synagogue, par la leçon que donne aux pèlerins ce haut lieu de la tradition juive : d’abord l’édifice très ancien et de grande taille, à l’image de la communauté, fidèle et nombreuse, qui l’a édifiée ; ensuite ruine dont rien n’a subsisté, quand s’est abattu sur lui le déchaînement de la haine ; enfin édifice relevé, attestant la pérennité de la pensée, l’attachement au passé et la foi dans l’avenir, mais édifice vide, car les Juifs de Worms ont, nous vivants, disparu.

Nous n’avons pas manqué, nous autres visiteurs champenois, de nous souvenir qu’à une autre époque, les Juifs de nos villes et de nos villages, contemporains et compatriotes de nos aïeux, ont eux aussi disparu. Sévère leçon pour nous qu’accentue le très profond respect que nous portons à Rachi et aux Tossafistes champenois.