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Pessah et le goût de la liberté – par le Grand Rabbin de France Haïm Korsia

A l’occasion du numéro de Pessah et Yom Haatsmaout de la revue ADAMA, le grand rabbin de France, Haïm Korsia, nous a accordé un entretien dans lequel il revient sur la symbolique de ces fêtes qui, toutes deux, nous parlent de l’exigence de liberté.

Adama : Comment rattachez-vous la fête de Pessah à la symbolique de l’émancipation d’un peuple dont l’aspiration à la liberté est intimement liée à ses racines?

Haïm Korsia : Pessah, c’est, avant toute chose, la liberté. Dès que l’homme recouvre la liberté et alors qu’il est dans le désert, il cherche une direction, celle de la terre d’Israël. Il passe par le mont Sinaï certes, mais avec pour destination la terre d’Israël. Un midrach raconte que lorsque Dieu demande à Moïse de construire le Tabernacle, il le bâtit avec des arbres. Ce sont ceux que Jacob avait plantés, avant de demander à ses enfants de les arracher pour les emmener avec eux en Egypte en esclavage, puis dans le désert. Ce sont ces arbres-là qui vont leur permettre de construire le Tabemacle. Cet enseignement montre combien l’arbre peut incarner l’espérance.

La sortie d’Egypte n’est pas uniquement synonyme de liberté retrouvée, elle ne signifie pas seulement la « liberté pour la liberté », mais le fait de désirer bien davantage, Alokhatkama vekama, «d’autant plus que»,citation issue du texte que l’on récite le soir de la Pâque.

On lit Dayenou, «cela nous aurait suffi», lorsque les Hébreux sortent d’Egypte, mais ils ne voulaient pas uniquement sortir d’Egypte pour être libres. Ils voulaient aussi passer par le mont Sinaï, recevoir la Torah, entrer en Terre sainte et construire le temple accompagné par les arbres, «car l’homme est comme l’arbre des champs» (Dt,20: 19). Ainsi,quand on protège un arbre, on protège la société. Toute société qui s’obstine à protéger les arbres en oubliant les hommes s’écroule, alors que les sociétés qui protègent l’homme en viennent toujours à protéger l’arbre, donc ses racines.

Adama: Puisque vous évoquez les racines, comment reliez-vous celles qui unissent Pessah à l’État d’Israël ?

Haïm Korsia : La genèse de l’Etat d’Israël ne date pas de 1948, mais plonge ses racines comme un arbre dans une longue et belle histoire.

C’est un pays qui avait des structures bien avant d’exister, comme par exemple l’Université du mont Scopus créée en 1918, soit près de trente ans avant la déclaration d’indépendance. Ainsi l’émergence de l’État peut s’apparenter à l’apparition de feuilles sur un arbre d’Israël préexistant, dont le peuple juif est le tronc et les racines, laTorah. Les racines du peuple et de l’Etat d’Israël remontent jusqu’en Egypte. C’est la raison pour laquelle nous répétons chaque année le soir de Pessah : « avadim ayinou lefaro bemistrayim », « nous avons été esclaves de Pharaon en Egypte », car il nous faut jamais l’oublier. Cela permet à tout un chacun de prendre conscience de ce qui peut arriver et venir bouleverser une situation qui nous semblait proche d’un état de perfection. Cette propension à concevoir qu’un état de perfection est en fait toujours perfectible constitue un des fondements du judaïsme. Là se trouve également la vraie idée de Pessah.

Adama : Les premiers soirs de Pessah lors du seder, il est de tradition de questionner et lire la Haggada. En quoi cette narration continue-t-elle d’interroger notre condition d’hommes libres ?

Haïm Korsia : La Haggada de Pessah est une machine à transmettre. Émeric Deutsch, que je considérais comme mon père, se plaisait souvent à dire : « la Haggada est la liturgie de la table ». Au moment où l’on se rassemble autour d’un repas, on attribue aux mets que l’on déguste une dimension spirituelle, en leur donnant du sens, comme l’a écrit Bossuet: «Vivre c’est consommer du temps ». Le judaïsme s’inscrit pleinement dans cette logique d’accompagner toujours les grands moments de l’année, comme Pessah, par la symbolique d’un aliment, pour lui donner du sens. Parce que le temps a aussi du sens, on cherche du sens au temps. À Pessah, dans cette liturgie familiale de la table, on apprend aux enfants à questionner les anciens, les anciens des anciens, à l’image de ce très beau verset : « Interroge ton père, il te racontera, tes anciens ils te diront » (Dt, 32 :7).

Adama : C’est un peu comme si on mangeait de la liberté?

Haïm Korsia : Oui, en quelque sorte. Pour reprendre votre expression, on « mange de la liberté » à Pessah, mais on mange d’abord des herbes amères ou du harosset qui symbolisent l’esclavage, car il ne peut exister de liberté sans qu’il y ait eu esclavage. À l’image du chabbat, jour pendant lequel on s’abstient de tout travail. On ne peut penser l’arrêt du travail, s’il n’y a pas eu de travail auparavant De la même façon, il est éminemment difficile d’appréhender la liberté sans avoir vécu l’esclavage.

Adama : Dans la tradition juive, cette façon d’éprouver l’amertume est-elle une étape obligée pour savourer le bonheur de la liberté retrouvée ?

Haïm Korsia : Nous consommons d’abord les herbes amères, avant de ressentir la délivrance, sans jamais pour autant oublier ce goût amer La douceur n’efface donc pas l’amertume. Bien au contraire, on nous montre que l’amertume a parfois de la
douceur. Ainsi, le horosset, qui symbolise le mortier, est construit comme une sorte d’asservissement avec toutefois un goût sucré.

C’est qu’il faut endurer la souffrance de sortir de cet état d’asservissement pour la véritable liberté, la véritable douceur C’est ce que l’on vit pendant le seder de Pessah, lorsque l’on rappelle la noirceur même de notre histoire.

Adama : On retrouve aussi cette transition entre Yom Hazikaron et Yom Haatsmaout : ce moment de recueil en hommage aux soldats tombés jusqu’à ce réveil très joyeux de l’indépendance …

Haïm Korsia : Effectivement, et on la retrouve également en France avec le 14 juillet, jour de la Fête nationale, qui est un moment lumineux pour la République dans sa représentation de la chute de l’asservissement et d’un tragiquement célèbre 16 juillet (rafle du Vel d’Hiv’, 16-17 juillet I942, ndlr) qui restera à tout jamais une tâche noire de notre histoire. Un peuple ne peut survivre s’il ne célèbre ou glorifie uniquement ses heures lumineuses, en tentant d’occulter ou d’oublier ses heures noires.

Là réside une des forces du peuple juif, celle de savoir en permanence se remémorer les moments heureux et malheureux. ■