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La Synagogue de Clermont-Ferrand s’expose

Jusqu’au début des années 1860, notre connaissance des présences juives à Clermont reste en quelque sorte « pré-historique ». Les sources documentaires sur cet objet d’étude sont effectivement bien lacunaires, et les mémoires presque toujours dispersées. Cette situation inconfortable pour le chercheur peut être un indice de la modification périodique de la société composant la communauté juive d’alors (un noyau de fidèles et un groupe social plus large réunis par des liens matrimoniaux et des héritages culturels communs), dans une France en quête de régime politique qui devient cependant de plus en plus réticente à « confessionnaliser » ses statistiques publiques, ce qui nous prive de renseignements utiles pour identifier les familles et les individus constituant ladite communauté. En outre, sa faible importance n’a pas rendu indispensable l’existence d’un service administratif, ne serait-ce qu’informel. Certes les Juifs de Clermont ont pu bénéficier, à l’instar d’autres groupes sociaux, de l’ouverture de la Révolution à leur endroit des minorités ; certes les fidèles ont réussi à ancrer leur vie cultuelle sur les bases extra-concordataires de l’ordre napoléonien ; certes les Juifs auvergnats ont largement bénéficié du libéralisme public et du pluralisme religieux en gésine dès le milieu du Second Empire en France.

Mais qui sont ces Juifs ? À suivre Anne Zink, l’un des auteurs des Juifs de Clermont dirigé par Dominique Jarrassé, la population israélite locale comptait un peu moins de cinquante membres en 1808, quatre-vingt en 1840, et une petite centaine au début de la Troisième République. Elle formait donc une kéhila (petite communauté) gravitant principalement autour d’un quartier, Fontgiève, situé en périphérie de la cité. Le groupe était animé par quelques notables dont Israël Waël, puis ses fils et ses gendres. Hors de Clermont, on comptait quelques familles juives à Riom, à Moulins dans l’Allier, puis progressivement à Vichy, en lien avec le développement des cures.

La présence juive à Clermont se structure ensuite dans le second XIXe siècle. La centaine des membres de cette population de culture majoritaire ashkénaze est essentiellement constituée de Français bien intégrés à la vie économique et sociale de la ville. Cette présence est aussi celle d’une communauté religieuse assez active, et qui est renforcée par l’apport de curistes de Royat et de Vichy qui tentent d’organiser un culte propre dans les stations thermales. Ses bonnes relations avec les autorités politiques et administratives sont à noter, les ministres-officiants et le rabbin Louis Blum partagé avec Vichy à la fin des années 1870 étant bien appréciés de l’administration. Cette proximité contraste avec l’isolement certain de ce groupe dans l’espace israélite national. Associé au quartier Fontgiève et à sa synagogue inaugurée en 1862 (les fidèles se réunissaient auparavant dans un bien appartenant à un cadre de la communauté), le judaïsme clermontois est cependant presque inexistant dans la vie culturelle de la cité arverne, aucun orateur ne venant par exemple révéler, tels plusieurs conférenciers protestants à ce moment-là, une activité intellectuelle à l’écho porté au-delà de la kéhila. Les juifs de Clermont traversent donc le XIXe siècle sans embuche particulière, et les manifestations locales d’antisémitisme, au moment de l’affaire Dreyfus, viennent finalement assombrir, par l’insertion d’une actualité nationale alors brûlante, la vie sereine des juifs de cette métropole du Massif central.

Entre l’affaire Dreyfus et la Seconde Guerre mondiale, la communauté de Clermont a bien changé. Elle a fortement cru par l’arrivée de Juifs du Levant au tournant du siècle et jusque dans les années 1920, puis par l’apport de familles venues essentiellement d’Europe de l’Est. Le noyau religieux a poursuivi son organisation en conformité avec la loi de Séparation des Églises et de l’État (l’A.C.I. de Clermont a été la première association cultuelle à avoir été déposée en préfecture du Puy-de-Dôme), et paraît finalement bien structurée à la fin des années 1930. Son ancrage dans la nation, visible par les naturalisations, l’engagement patriotique renouvelé et son intégration locale, apparaissent comme des continuités depuis la fin du XIXe siècle. Mais tout ceci n’a pas empêché de subir la vague antisémite durant l’affaire Dreyfus, et les relents d’un antisémitisme larvé durant l’Entre-deux-guerres.

La communauté de Clermont entre ensuite dans la tourmente en juin 1940. Les actes d’entraide et de sauvetages ne la préservent pas, en effet, de la réalité implacable de la Shoah : au moins 406 personnes déportées dans le Puy-Dôme dont 34 seulement reviendront. Parmi les familles qui arrivent à Clermont-Ferrand durant l’année 1941 figurent des individus ayant déjà un proche arrêté. Arrestation, internement, déportation à partir de mars 1942 : la zone occupée devient un piège de plus en plus dangereux. Franchir la ligne de démarcation dans l’Allier, tenter de se mettre à l’abri dans la zone libre pour ceux qui ne sont pas arrivés dès 1939 ou à la faveur de l’exode, sont les premiers actes d’auto-sauvetage entrepris par les nouveaux arrivants. Les rafles de l’été 1942, au mois d’août dans la zone libre, font prendre conscience aux Juifs qu’il n’existe plus de zone sûre. Les « ramassages » se poursuivent en 1943. Ces arrestations qui peuvent à tout moment s’abattre sur une personne, rendent les Juifs de plus en plus prudents. Elles accentuent aussi l’activité des organisations de secours (juives ou non) souvent associées dans les actions de mise à l’abri et de protection des plus vulnérables. Elles encouragent également une multitude de petits gestes de la part de nombreux aidants qui, même si tous ne participent pas à des actions de sauvetage, œuvrent pleinement et permettent, à des niveaux différents, à des juifs de continuer à vivre là où ils ont trouvé refuge. De nombreux actes de sauvetage et d’entraide restent à découvrir à l’échelle d’une ville comme Clermont-Ferrand, d’autant plus que leur succès a été assuré par la discrétion qui les entourait. Nous venons d’analyser les éléments d’une collecte de nouveaux témoignages dont le fruit éditorial paraîtra dans quelques semaines sous le titre Résister à la Shoah, aux éditions Atlande. L’étude manifeste l’existence de refuges sont certains se situaient à proximité immédiate du siège de la Gestapo, entre Clermont et Chamalières !

De l’après-guerre au début des années 1970, l’histoire de la communauté clermontoise se différencie peu de ce qui se déroule à l’échelle nationale et dans d’autres lieux de présences juives. C’est l’âge d’une « nouvelle émancipation », à suivre l’historien Michel Winock, dans laquelle la mémoire encore timide de la guerre, et le soutien moral au jeune État israélien, ne participent en rien à dessiner les contours d’une identité juive locale marquée et affirmée. L’Association cultuelle israélite de Clermont, rapidement refondée, multiplie les projets pour consolider son fonctionnement, et choisit d’emprunter un tournant culturel au début des années 1960, avec la création du Centre culturel Jules Isaac, et une réorganisation cultuelle avec l’installation des pôles de la vie communautaire rue Blatin, dans un appartement bourgeois, après la vente de la synagogue du XIXe siècle. Durant la décennie suivante, les mutations de la société française, désormais plus individualiste mais aussi mieux ouverte aux enjeux de mémoire, rendent impératif le rôle de l’A.C.I. et du C.C.J.I. dans leur mission culturelle, importante à compter des années 1980. L’effritement des effectifs, l’émergence de questions d’ordre identitaire dans le champ politique, les résurgences ou nouvelles formes d’antisémitisme, la poussée électorale de l’extrême-droite, enfin divers attentats « terroristes », fragilisent la communauté juive dans l’espace national, comme en témoignent les déclarations d’inquiétude répétées du C.R.I.F. et du Consistoire central, mais aussi les appels du pied des autorités israéliennes en faveur de migrations.

La communauté clermontoise, en particulier à travers son association culturelle, semble avoir privilégié le dialogue et l’ouverture sur le long terme : quel meilleur exemple que l’espace Beit Yacov, la Maison de Jacob, ancienne synagogue de la rue des Quatre-Passeports devenue un lieu d’ouverture à l’œuvre culturelle et éducative ! Insistons aussi sur la forte insertion dans la vie publique de la part de l’A.C.I. et du C.C.J.I., favorisée par une implantation ancienne.

L’un des jours essentiels de cette histoire fut l’inauguration de la synagogue des Quatre-Passeports en 1862. Un chroniqueur du Moniteur du Puy-de-Dôme, le principal quotidien – gouvernemental, donc impérial – de Clermont à cette époque-là, fait paraître le 22 mars 1862 un compte-rendu circonstancié de cet évènement :
« Hier, a eu lieu, au milieu d’une assemblée nombreuse, l’inauguration du temple israélite de la rue des Quatre-Passeport. M. Legrand rabbin de Bordeaux, accompagné du président du consistoire de la même ville, assistait à cette intéressante cérémonie. Un discours, aussi sagement pensé que bien écrit, a été prononcé par M. le président du consistoire de Bordeaux. M. le grand rabbin, dans une éloquente allocution, après avoir effleuré l’histoire du peuple juif, a rendu hommage au génie de l’Empereur qui, donnait à tous une sage liberté de conscience [quelques mois plus tard, celui-ci visite la cathédrale et Gergovie sans passer par la synagogue]. Tout, dans ce discours, respirait une morale pure des sentiments généreux. Une invocation, dans laquelle le ministre israélite priait le Dieu de ses pères d’exaucer les vœux de tous ceux qui viendraient l’implorer dans le temple qu’il venait de consacrer, a aussi particulièrement caractérisé cette cérémonie.
Le temple israélite, œuvre d’un de nos concitoyens, M. Jarrier fils, est d’un style sévère et élégant tout à la fois. C’est au zèle des membres du consistoire de Clermont, et particulièrement à M. Vidal Léon, que les Israélites de notre ville doivent la synagogue qu’ils viennent d’inaugurer. Une quête, faite pendant la cérémonie dont nous venons de rendre compte, a produit la somme de 107 fr., qui a été répartie par moitié entre la communauté juive et le bureau de bienfaisance de notre ville. »

Ce document se trouvera dans le collectif Présences juives à Clermont durant l’époque contemporaine qui paraîtra l’an prochain aux Presses universitaires Blaise-Pascal, en prolongement de l’étude de Dominique Jarrassé publiée il y a 20 ans.

Julien Bouchet
Professeur agrégé et docteur en histoire (U.C.A., F.M.S.)
Présences juives à Clermont durant l’époque contemporaine (1862-2019)