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RACHI et son temps par Samuel ABRAMOVITSCH

Samuel Abramovitsch fût vice-président de l’Association Cultuelle Israélite de Troyes et de l’Aube dans les années 60. C’était un homme d’une très grande érudition, qui parlait un français merveilleux, tout en culture et délicatesse. Chaque fois qu’il prenait la parole à la Synagogue pour évoquer le sens profond d’une parasha, tout son auditoire ressortait avec la conviction d’être un peu plus intelligent qu’avant. M. Abba Samoun ne s’y trompait d’ailleurs pas, puisqu’il lui laissait la parole chaque fois qu’une occasion se présentait.

A l’heure où nous sommes en train de terminer les travaux de rénovation des bâtiments communautaires, nous tenions à nous remémorer son apport à l’ACI. De fait, c’est son nom qui figure sur les actes de propriété du n° 5 de la rue Brunneval. Nous lui devons donc tous un peu quelque chose.

RACHI ET LES JUIFS EN CHAMPAGNE

L’ŒUVRE DE RACHI

Si la ville de TROYES a vu naître tout un éventail d’hommes célèbres qui ont honoré leur ville, et enrichi son patrimoine spirituel ou artistique, en même temps que celui de la Champagne et de la France, des poètes comme Chrétien de Troyes, de grands magistrats comme Juvénal des Ursins, de grands artistes comme le peintre Mignard qui a décoré la Chapelle du Val de Grâce à Paris, le sculpteur Girardon qui a fait le tombeau de Richelieu, toujours visible à l’église de la Sorbonne à Paris, le plus ancien, le moins connu, et non le moins glorieux d’entre eux, ce fut RACHI, dont le rayonnement fut et demeure immense sur le judaïsme, et dont les mérites ont été si bien reconnus, sur un autre plan, par sa contribution à la connaissance de la langue française du XIIe siècle que son nom figure aujourd’hui encore sur la façade de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, en face du Panthéon, à Paris.

Qui était donc RACHI ?

Né à Troyes en 1040, mort dans cette même ville en 1105, il s’attacha dès son enfance à l’étude de la Bible et du Talmud (recueil de traditions rabbiniques interprétant la loi de Moïse) auprès de maîtres réputés à Worms d’abord, puis à Mayence ; il passa ensuite la plus grande partie de sa vie à Troyes où il revint vers l’âge de 25 ans ; il forma à Troyes une véritable Académie qui attira de nombreux disciples et plus tard son influence dépassa de beaucoup les limites de la ville de Troyes et s’exerça sur un grand nombre de centres de la région. C’est ainsi que de petits villages de Champagne, aujourd’hui discrets et sereins, qui ne parlent plus à l’imagination, comme Dampierre, Ramerupt, Lhuître, Villenauxe, portaient un nom éloquent, parce qu’ils étaient des foyers de spiritualité juive, qui attiraient de nombreux disciples venus d’Allemagne, de Bohème et d’autres pays plus lointains. Mais reportons-nous à Troyes au XIe siècle, pour situer le cadre où vécut Rachi, cette province de Champagne qui ne faisait pas encore partie du domaine royal et ne sera rattachée à la France qu’en 1284, à la suite du mariage de Philippe le Bel avec Jeanne, fille d’un Comte de Champagne ; en 1040, année où naquit RACHI, c’était en France le régime féodal, et le roi de France, Philippe 1er sous le règne duquel ont commencé les Croisades, régnait sur un domaine encore bien étroit, une bande de terre, entre Seine et Loire, avec seulement quelques villes : Paris, Beauvais, Orléans.

La Champagne sera rattachée à la France en 1284. A la tête de la province de Champagne, les comtes de Champagne, et sous leur administration avisée, intelligente, tolérante, les Juifs vécurent dans l’ensemble dans une atmosphère de relative tranquillité.

L’œuvre essentielle de Rachi, ce sont les Commentaires de la Bible et du Talmud sans lesquels on ne peut approfondir le texte : la première Bible, d’ailleurs, imprimée à Regium en Italie, en 1475, contient seulement le commentaire de Rachi sur le Pentateuque. Ces commentaires, fondés sur la clarté, le bon sens et une merveilleuse lucidité, éclairent le texte, résolvent obscurités ou difficultés. Et au cours de ses explications, Rachi nous renseigne sur les usages et les métiers de son temps, cite des termes se rapportant à la viticulture, ou à la tannerie qui faisaient la richesse de Troyes. Sa curiosité d’esprit, sollicitée par ce qu’il voyait autour de lui, nous suggère bien des indications pittoresques sur ces Foires de Champagne, fort anciennes qui deviendront de véritables Foires Commerciales, rendez-vous cosmopolites, célèbres dans l’Histoire de Troyes.

Précisons qu’à cette époque, la Bible était un objet de méditation constante et d’études chez les Chrétiens, comme chez les Juifs et si l’intensité de la vie religieuse des premiers se manifesta dans l’inspiration biblique de l’art des cathédrales et des manuscrits des couvents, la Bible était pour les Juifs le principal aliment de la vie religieuse et morale, car ils voyaient tout dans les livres saints, depuis la prescription de la loi orale jusqu’aux règles du savoir-vivre.

Rachi domine donc toute l’histoire de la vie spirituelle juive au XIe siècle ; c’était à la fois un rabbin (avec un contenu un peu différent de la conception actuelle), c’est-à-dire un fidèle plus considérable que les autres, un conseiller que l’on venait consulter pour des questions de droit ou des explications de textes religieux.

RACHI ET LA LANGUE FRANÇAISE

Mais voici un autre aspect des bienfaits d’ordre spirituel dont Rachi fut l’artisan : il a en effet considérablement enrichi notre connaissance de la langue française telle qu’elle se présentait dans la langue champenoise du XIe siècle.

Précisons d’abord que Rachi maniait fort bien la langue française : les Juifs de son temps, d’ailleurs, parlaient le français, mais n’écrivaient qu’en hébreu, la langue sacrée, de même que les Chrétiens de l’époque écrivaient en latin, langue de l’église. Rachi donc, dans un but pédagogique, traduisait en langue vulgaire les mots hébreux qu’il voulait expliquer pour éclairer le texte hébreu ; ces mots écrits en caractères hébraïques, mais phonétiquement en français, font partie intégrante du texte (il y en a plusieurs milliers recueillis par le philologue Darmsteter). L’intérêt de ces mots français est capital pour la connaissance de la langue champenoise du XIIe siècle, car les rares documents que nous possédons de cette époque sont écrits en dialecte anglo-normand (Chanson de Roland) ou picard.

Rachi nous présente donc comme le plus lointain essai de dictionnaire judéo-français du XII* siècle. Imaginons un instant que nous accompagnons Rachi à Troyes, il y a quelque 900 ans ; soyons attentifs aux mots qui frappent nos oreilles : nous entendons prononcer les mots suivants : saloud (salutation), vis (escalier tournant), luces (lumières), aledoirs (balcon, mot à mot : où l’on va), plousors (nombreux), navredure (blessure, navré, avec le sens de blessé, a subsisté jusqu’au XVIIe siècle).

Ces mots suggèrent du moins quelques observations sur la langue française populaire du XIe siècle que nous fait connaître Rachi :

1. certains vocables, d’ailleurs expressifs, usités en Champagne il y a 900 ans, ont complètement disparu : ainsi les mots vantan.ee (fierté), astordisson (désolation, ce qui étourdit et fait perdre la tête) ou aprobement (épreuve). C’est Rachi qui nous a permis de les connaître.

2. d’autres mots ont subi une évolution sémantique et changé de sens : ainsi le mot vis n’est plus un escalier tournant, comme à l’époque de Rachi, et comme dans beaucoup d’autres mots on reconnaît comme en filigrane, sa forme latine : vis de « vitis », la vrille de la vigne.

3. beaucoup de mots indiquent une influence dialectale des pays de la langue d’oïl, ou normande : on prononçait à Troyes, perka et non perche (étendard au XI* siècle), furka et non fourche.

Bref on peut dire que Rachi a tout fait pour que l’on sût qu’il était de France et il a rendu à la France ce qu’il avait reçu d’elle.

RACHI: SON PORTRAIT MORAL

RACHI ET LES FOIRES DE CHAMPAGNE

Eclairons maintenant la personnalité de Rachi en faisant surgir quelques aspects de sa nature : modeste et laborieux, mais aussi riche de bonté et d’indulgence, tel il apparaît dans ses propos.

Ainsi dit-il : « appliquez-vous à poursuivre la paix, c’est elle qui sera votre bouclier contre l’envie ». Sa modestie, inséparable pour lui de la science, s’exprime dans cette réflexion : « l’instruction ne se trouve pas chez l’orgueilleux, car l’homme enrichi de lui-même n’étudie pas avec application et ne se donne pas la peine de respecter ce qu’il a appris ». S’il ne peut élucider la difficulté d’un texte, il n’hésite pas à affirmer : « Je ne comprends pas. »

Rôle des Juifs dans l’essor de la vie économique à Troyes au Moyen Age

RACHI, esprit curieux et observateur, nous parle de ces marchés où dit-il on voit des amas considérables de marchandises disposées pour être travaillées, des étalages d’habits où tout est cher, et où se confond la foule des voyageurs. Un fait est sûr : l’attestation par RACHI de ces « Foires de Champagne » dont l’origine est d’ailleurs très ancienne (elles existaient déjà à l’époque gallo-romaine) pendant longtemps marchés agricoles, comparables à d’autres lieux de rencontre entre producteurs et consommateurs de la ville et de la campagne, elles deviennent au XIIe siècle de véritables foires commerciales aussi importantes que le sont de nos jours les Foires de Paris, Lyon ou Leipzig.

C’est ainsi qu’à Troyes, affluent des foules considérables, venues non seulement de France, mais d’Allemagne, de Flandre, d’Espagne, de Grèce, d’Italie, de Palestine, de Tunisie et d’ailleurs, qui donnaient lieu à un trafic intense de marchandises les plus diverses : ces marchés étaient la conséquence de l’essor économique du continent, du renouveau commercial dû aux Croisades.

Pendant longtemps l’industrie était inexistante, le commerce avec l’Orient très limité. Or, les Croisades créent des relations nouvelles, apportent des produits nouveaux, déterminent des afflux d’or, favorisent les échanges. Toute l’Europe commence à être sillonnée par des marchands italiens commerçant par mer avec l’Orient : les relations intérieures se font par voie terrestre. On se rencontre dans des villes situées sur les grandes routes : c’est ainsi que Troyes, point de jonction des grandes voies allant de l’Italie vers la Provence et vers la Flandre, acquiert une grande importance sur le plan économique.

Or, quelles étaient ces marchandises qui sollicitaient les regards, la curiosité, l’intérêt de Rachi ?

Dans cette ville de Troyes où l’existence d’une communauté juive est attestée avant lui, on pouvait trouver des cuirs fournis par la Champagne (la basane de Troyes avait grande réputation), des toiles en abondance (les toiles de Champagne étaient vendues jusqu’à Constantinople), des fourrures d’Allemagne, des pelleteries de Barcelone ; Paris y exposait ses joyaux, ses chapeaux, sa mercerie, la Flandre y envoyait ses chevaux, l’Italie ses laines, ses soies, son orfèvrerie ; certaines denrées venaient directement de Damas, d’Alexandrie ; des épices en tous genres, rares à l’époque, cannelle de l’Inde, safran de Toscane, gingembre, poivre, aloès (épices importées surtout par les Juifs) s’offraient aux passants.

Les grands artisans de la prospérité des Foires de Troyes à cette époque, ce sont les Juifs. Ils y étaient nombreux, certains nés en Champagne, d’autres venant de différentes régions du monde ; ils ont joué des rôles multiples sur le plan commercial, ils étaient des novateurs : importateurs, négociants, dépositaires, banquiers, interprètes, telles étaient quelques-unes des activités qu’ils ont déployées. Précisons que c’est aux Juifs que revient, le mérite d’avoir inauguré les échanges internationaux ; bien avant les Croisades, les Juifs ont créé un courant d’importation de produits orientaux ; ils étaient, en effet, toujours restés en communication avec les communautés juives d’Orient, et c’est ainsi qu’ils ont introduit en Europe les étoffes de soie, les céramiques du Levant, sans parler des médicaments empruntés aux Arabes (sirop, élixir…).

Ce qui éclaire bien des choses, c’est que les Juifs ont été par nature et dans tous les sens du terme, des intermédiaires, des hommes de communication, qu’ils ont exercé sur l’évolution des civilisations dans le monde une influence déterminante et féconde, et que leur rôle dans les Foires de Troyes procède de cette même tendance à propager, nullement en prosélytes, des idées nouvelles, des marchandises aussi.

Intermédiaires, ils l’avaient été dès la plus haute antiquité, entre l’Assyrie et la Chaldée, d’une part, entre le monde grec et plus tard chrétien, d’autre part, en faisant passer toute la substance du monothéisme et de la civilisation juive de la Bible, d’abord chez d’autres peuples, où ces idées ont imprégné et fertilisé comme un levain d’autres civilisations. Au Moyen Age, ils ont été les intermédiaire» qui ont établi un pont entre l’Orient et l’Occident, sur le plan commercial, évidemment, mais aussi en répandant sagesse et philosophie juives.

Un rôle que les Juifs ont joué à ces Foires et qu’on a rarement souligné, c’est celui d’interprètes, rôle d’une importance capitale ; c’est à eux qu’on s’adressait pour conclure des marchés. Comment en effet pouvaient se comprendre à Troyes les nombreux marchands étrangers, Italiens, Espagnols, Allemands ou Flamands, si leur langage était limité à l’utilisation de leur langue maternelle ! Les Juifs qui parlaient plusieurs langues et souvent l’hébreu, étaient donc les intermédiaires tout désignés pour faciliter les échanges d’ordre commercial.

Autre activité moins connue : les Comtes de Champagne qui appréciaient leurs activités commerciales, savaient tirer parti de leur habileté manuelle ; c’est ainsi que les Juifs étaient recherchés pour leurs qualités de ciseleurs et un certain nombre d’entre eux travaillaient à ce titre à l’Hôtel de la Monnaie des Comtes de Champagne (situé à l’emplacement actuel de la rue de la Monnaie ou Salengro). On sait que les Comtes de Champagne qui exerçaient le pouvoir, battaient monnaie et édictaient des lois. Des Juifs ont habité ce quartier au XIIe siècle.

Ainsi, l’histoire médiévale de la Champagne (du XI1′ au XII* siècle) doit tenir compte du rôle important que les Juifs ont joué dans la vie sociale et économique : car. malgré les sujétions, très dures souvent, auxquelles ils étaient soumis, ils ont contribué à l’essor et à la prospérité de la région, par leurs qualités d’intelligence. leur ténacité el l’affabilité de leur caractère : certains d’entre eux se lièrent d’amitié avec les Comtés de Champagne.

Sur le plan de la spiritualité, d’autre part, ils constituaient, grâce à Rachi. une véritable élite intellectuelle qui rayonna sur toute la Champagne. Et Rachi. Dont l’influence demeure aujourd’hui si féconde parmi les Juifs du monde entier par ses commentaires sur la Bible, illustre aussi par ses qualités de bon sens, de clarté, de pénétration, les vertus de l’esprit champenois. Ce sont ces mêmes qualités fondamentales qui caractérisent d’autres champenois illustres, tel le Chevalier Joinville. compagnon de saint I,ouis ou le fabuliste La Fontaine, car au-delà des différences essentielles qui les séparent, surgissent des ressemblances qui s’ouvrent sur les sources les plus profondes et les plus mystérieuses de la vie : comme postérieurement. Joinville et La Fontaine.

Rachi éclaire sur la route de l’esprit et de la foi. l’histoire de la vie spirituelle en Champagne.

Précisons que n’existe aucun témoignage matériel de Rachi (monument ou tombeau), sinon le plus beau des monuments, toujours mémorable et vivant : ses œuvres, les commentaires de la Bible cl du Talmud.